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Chaque vie a une histoire

Nous naissons tous différents mais dès lors que la singularité devient trop visible, elle devient trop souvent cause de moqueries, de rejets, de marginalisation. Le problème n’est pas dans la différence, il ne l’a jamais été. Le problème est dans l’attitude de chacun. Il est dans le comportement des « autres ». Pour moi, ce sont tous ces gens qui composent la société et fonctionnent sur des normes communes dont sont exclus ceux qui ne peuvent s’y conformer.

 

J’aurais dû faire partie de ses exclus mais, à défaut de me conformer aux normes, j’ai su m’y adapter. J’ai eu la chance que ma différence me le permette, ce qui n’est pas le cas de toutes. Pour ne pas subir le regard et le jugement des autres, j’ai appris à ne pas être moi et à devenir ces « autres ». J’ai appris à faire comme tout le monde, à faire semblant et me fondre dans la masse. J’ai fait n’importe quoi pour devenir n’importe qui.

 

Pendant trente-cinq ans, parce qu’il m’a été impossible d’être moi, je suis devenu tout le monde et personne. J’ai grandi en copiant et en imitant les autres. J’ai grandi en faisant ce qu’il fallait pour paraître normal. J’ai appris à cacher qui j’étais à la société. Et à ce jeu là, je suis devenu tellement doué, que j’ai fini par m’y perdre moi-même. J’ai menti au monde, je me suis menti. Je n’ai pas vendu mon âme au diable, je la lui ai abandonnée.

 

Pendant trente-cinq ans, j’ai fuis le rendez-vous avec ma vie, avec moi-même. Autant d’années de déni, de doutes, d’angoisse. Autant d’années d’efforts pour ne pas le montrer. Mais chassez le naturel… Vous connaissez la suite. Le galop m’a percuté de plein fouet. Un jour, la lumière est venue éclairer tout ce que j’avais au plus profond de moi-même. Une évidence qui a toujours été là, qui m’a tant fait souffrir, qui m’a causé tant de soucis et que j’ai tant cherché à tuer. En une matinée, j’ai raccordé les pièces d’un puzzle que je n’ai pas su résoudre en trente-cinq ans mais surtout dont j’ai tenté d’en détruire les pièces les plus dérangeantes.

 

Je suis « haut potentiel ». Dans le langage habituel, on parle de gens « surdoués » mais je ne supporte pas ce terme car je le trouve inadapté et, pour ma part, honteusement prétentieux. Tout le monde est doué mais chacun à sa façon. Etre « haut potentiel », c’est penser différemment. Si plus de 95% des gens pensent de manière linéaire, je pense en arborescence comme 2% de la population. En gros, mon cerveau n’arrête pas de réfléchir, de « cogiter », de « gamberger », de jour comme de nuit. Il part vite dans tous les sens, très vite, même trop vite ! Je n’en ai pas vraiment le contrôle.

 

Sûrement, que les premières années de ma vie, je devais être naturel. Je ne sais pas à quel moment tout a changé mais je sais que le contact aux autres enfants, parfois même à certains adultes a été nocif. Déjà gamin, sans savoir que j’étais « haut potentiel », je ressentais que j’étais en décalage. Je l’ai su avant même que les autres enfants me le fassent remarquer d’eux-mêmes avec toute leur brutalité. Dur à vivre quand on dispose d'une émotivité exacerbée. J’avais remarqué et compris que chaque enfant de la cour d’école était différent mais j’ai surtout constaté que je l’étais plus qu’eux… Mon cerveau a ensuite fait ce qu’il a toujours fait : penser loin, trop loin. Je suis plus sensible, plus émotif, plus timide, plus susceptible, plus jaloux… Plus que les autres sur tout.

 

« Mes sens, mes perceptions, mes émotions et toutes ces conneries cognitives sont exacerbées. Je vis les choses de manière plus intense, pour le meilleur et pour le pire. » (Wyatt, « Comment j’ai raté ma vie », konbini.com).

 

Rapidement, compte tenu du décalage permanent et des incompréhensions récurrentes avec les autres enfants, j’en suis arrivé à la conclusion que je devais être fou ou au mieux juste plus idiot que les autres. Je suis plus émotif car je ne suis pas assez intelligent pour contrôler mes émotions. Je suis plus sensible car je ne suis pas assez intelligent pour faire la part des choses…

 

« Tu sais tout mais tu sais rien – Tu sais tout mais tu sais rien », un refrain moqueur chanté par les camarades, et pour les adultes c’était « Tu parleras quand tu auras la barbe, monsieur je-sais-tout ». Des phrases parmi bien d’autres mais, sournoisement, elles se sont associées à mon mode de pensée et m’ont fait entrer dans une entreprise dramatique de destruction de ma personnalité. Je n’aurai pas la paix si je reste moi-même, les autres vont le voir, se moquer et me détruire.

 

« J’ai passé les vingt-cinq premières années de ma vie à me persuader que c’était moi le problème. Je n’osais douter de la sincérité et du bon sens de la planète entière. Ça aurait été trop grave ! Je m’en suis donc pris à moi-même. Je me suis persuadé que j’étais fou. » (Wyatt, « Comment j’ai raté ma vie », konbini.com)...

 

Dés lors, il a s’agit d’enfouir au plus profond de moi ce que j’étais. Personne ne devait ni voir, ni savoir. Me pensant fou ou quelque chose dans le genre, il était impératif que les autres, camarades d’école ou même adultes, ne le pensent pas. D’abord, parce que se trouvait désormais dans le regard des autres le peu de confiance en moi qu’il me restait, ensuite parce qu’il m’était inconcevable de décevoir ceux qui croyaient en moi et enfin parce que je pensais que c’était l’unique moyen de m’intégrer, d’espérer la paix.

 

J’ai donc appris à me taire, j’ai appris à ne plus pleurer en public, j’ai appris à refuser mes émotions, ma sensibilité. J’ai appris à me refaire une personnalité de façade, une personnalité qui convenait à la société. Le gamin pourtant bavard à l’école primaire, ce gamin curieux, qui avait soif de tout connaitre et qui souhaitait partager ses connaissances en espérant obtenir celles des autres, pour aller toujours plus loin… Ce gamin là avait déjà bien changé en sept ou huit ans.

 

J’étais devenu un adolescent taiseux, discret, renfermé. Je passais des journées complètes dans ma chambre. La plupart des parents s’inquiètent parce que leurs enfants sont dehors, les miens s’inquiétaient parce justement, je ne sortais pas. La solitude était devenue ma principale compagnie. Je n’étais pas triste, j’étais même bien. Pas d’efforts à faire, seul, pas de raisons de me cacher, c’était simple ainsi. Je m’occupais avec la musique. Mais la solitude ne peut être éternelle, tôt ou tard, il faut se confronter au monde, aux autres. En vieillissant, je savais de mieux en mieux m’adapter à mon environnement tel un caméléon, certains diraient “un zèbre”. Pour la plupart des gens, il n’était pas possible que je sois autrement que ce que je leur montrais. Pour preuve, je prends le pari que beaucoup de ceux ou celles qui me connaissent et qui liront ces lignes seront surpris(es).

 

Tout au long de ma scolarité, et même encore aujourd’hui, j’ai analysé les attitudes et comportements des uns et des autres. Une fois assuré de leurs caractères bienveillants et normaux, je me les appropriais au sein d’un « code de conduite » qui n’existe que dans ma tête. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont sauvé de bien des ennuis en me transmettant des conseils, des règles et une éducation que j’ai précieusement intégrés à ce code.

 

En rentrant à la faculté, je me suis mis à apprécier la compagnie mais pas n’importe laquelle. Je m’étais créé mon cercle d’amis de confiance. Avec eux aucun souci, j’étais très à l’aise. Je me permettais même de plus en plus souvent de relâcher la bride sur mon caractère naturel. Globalement, devant mes bizarreries, les amis disaient « C’est Toon » et tout se passait bien. Mais à trop me relâcher, je pouvais faire preuve d’un sale caractère, tantôt méprisant, tantôt têtu… Cela m’a valu quelques disputes plus ou moins violentes avec certains.

 

Par contre, dès que je me trouvais en présence de personnes que je ne connaissais pas, mes réflexes de protection reprenaient le dessus. Je redevenais le personnage fermé, timide. Généralement, je trouvais rapidement un prétexte pour m’éclipser et pouvoir me sortir d’une situation anodine pour n’importe qui mais terriblement anxiogène pour moi. Cette peur des autres, du rejet, de la moquerie, du jugement ne m’a jamais quitté depuis la cour d’école.

 

Je ne ferais que quelques lignes sur les dix dernières années de ma vie pour simplement dire que j’ai fait le yo-yo émotionnel, tantôt pas trop mal, tantôt dépressif. J’ai fait des va et vient, de psys en dépressions, sans trop savoir ce que j’avais vraiment. De plus, je n’avais pas le droit de me plaindre : famille, amis, santé, emploi… J’avais tous les ingrédients du bonheur. La suite, vous la connaissez, j’ai fini par découvrir que j’étais « haut potentiel ».

 

Vous voyez pour ne plus subir l’avis des autres, j’ai vécu la vie des autres. Pour avoir la paix… Juste pour avoir la paix ! J’ai abandonné mes rêves dès le crépuscule de mon enfance. J’ai renoncé à mes idéaux pour pouvoir m’intégrer à la société. Tant d’efforts et de sacrifices pour obtenir un droit qui aurait dû être automatique. Je n’aurais jamais dû passer par tout ça. Jamais. Je suis un bon gars, un mec gentil, un gamin qui rêvait d’avoir juste la paix et dévorer le monde, qu’on le laisse tranquille lui et sa personnalité. Ce gamin est toujours là, mais il est triste, inconsolable. Il pleure l’adulte qu’il est devenu. La paix ? Même plus en rêve. Dévorer le monde ? C’est le monde qui le dévore… Pourtant, j’en avais des choses à offrir si on m’avait « foutu la paix » dès le début. Si les autres, enfants ou adultes, avaient mieux été éduqués et plus tolérants.

 

Parce que la moquerie est plus facile que la réflexion, on préfère se rire du malheur d’autrui ou d’un comportement bizarre. Celui qui est différent ou fait différemment n’a pas choisi. Il suffirait d’une seule et simple question pour le comprendre : « Quelle est son histoire ? ». Cette histoire qui l’oblige à être ce qu’il est ou faire ce qu’il fait. Se moquer, c’est s’enlaidir, s’intéresser, c’est s’enrichir. S’instruire de l’expérience d’autrui au lieu de la détruire, c’est s’ouvrir l’esprit à d’autres appréciations qu’on n’aurait pas pu avoir autrement. L’idiot dans tout ça est bien celui qui se moque et continu de croire qu’il est meilleur parce qu’il est normal ou fait normalement.

 

Et pour ma part, j’ai eu une chance énorme d’avoir les parents que j’ai eu, la famille que j’ai aujourd’hui, les amis qui ont grandi avec moi et sont encore à mes côtés et toutes les heureuses rencontres réalisées tout au long de mon parcours. Si je m’en sors bien, si je ne me suis pas effondré, c’est avant tout grâce à toutes ces personnes. Elles m’ont permis de croire encore un peu en l’humain, de voir qu’il y avait des gens biens, et que tous les autres n’étaient pas si pourris, si mal éduqués. Mais dans nos écoles, dans les cours de récréations, il y a plein de petits Toon qui ne bénéficieront pas de cette chance. Ils renonceront eux aussi et je m’inquiète de ce qui leur arrivera.

 

Il est temps de changer cela. Il est temps d’apprendre à nos enfants le respect et la richesse de la différence. Il est temps de comprendre qu’être différent n’est pas une option mais une obligation et qu’elle impose à celui qui la vit d’agir en conséquences. Il est temps de changer nos regards et nos jugements sur autrui. Il est temps de bousculer les normes et que notre société évolue. Il est temps d’apprendre à s’intéresser à l’autre et se poser la bonne question : « Quelle est son histoire ? », se demander comment il en est arrivé là, à faire ce qu’il fait. Et si nous parvenions tous à le faire, alors chaque différence deviendra une norme dès la première seconde de son existence.

 

Et toi, quelle est ton histoire ?

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