"La société m'a imposé son jeu, elle m'a dicté ses règles. Je n'ai jamais eu envie de jouer, je n'ai même jamais compris ces règles qui n'étaient pas les miennes. Pourtant, je me suis forcé à rentrer dans la partie, pour m'intégrer".
Parmi ses règles, que je ne comprends pas, il y a celle qui consiste à devoir se battre pour "gagner le respect". Comme je déteste cette expression. Par mon éducation, j'ai appris à avoir du respect pour tout le monde, une valeur me paraissant fondamentale, mais je dois me battre pour que tout le monde me respecte. Pourtant j'ai croisé tout autant de personnes qui se disent bien éduquées, certaines mêmes donneuses de leçons, mais dont le respect se mérite... C'est quoi le truc ?
La politesse, la diplomatie, l'entraide... Tout ce que peut induire le respect, aujourd'hui, j'ai souvent la sensation que "ce sont des conneries". J'ai l'impression qu'en respectant les gens, je leur tend la main mais qu'ils me répondent par des bras d'honneur. C'est une traduction brute de ma pensée, une image qui me vient régulièrement à l'esprit. Autrement dit, c'est de la pure hypocrisie. Le respect, c'est le père noël des adultes, on nous fait croire qu'il existe, on joue le jeu et quand on comprend la supercherie, il disparaît en laissant une amer sensation de s'être fait balader... Et je reste poli.
J'ai passé énormément de temps tout au long de ma vie, à gagner le respect des gens sur le terrain, en faisant mes preuves, même et surtout quand je n'en avais pas envie. Je me suis comporté comme tous l'attendaient, bien que cela m'ait semblé si souvent incompréhensible et injuste... sans réciprocité. Des gens qui me méprisaient depuis mon enfance, depuis 20 ans, m'ont respecté le jour où ils ont su que j'avais obtenu tel ou tel diplôme. Pourquoi pas avant ? Un diplôme ne change pas une personne... Pourtant, j'étais devenu crédible et respectable à leurs yeux. Qu'est ce que je n'ai pas dû faire pour y parvenir ! Et si je n'avais pas eu ces diplômes ? Pas de respect ?
Mais moi, ce même respect, à ces mêmes gens, je le donnais immédiatement, sans considération préalable. Évidemment, je le leur ai retiré depuis. Les gens qui attendent que je fasse mes preuves pour obtenir leur respect ne mérite pas le mien, quoiqu'ils fassent. Dans une société qui irait bien et où les choses tourneraient rond, le respect ne se gagnerait pas, il serait systématique, immédiatement réciproque. Mais ici, ça ne va pas bien. Si vous êtes grand ou costaud ou si vous avez des signes de richesse extérieure ou si vous avez un "nom", une notoriété, souvent ça suffit. Hélas, je ne suis ni grand, ni costaud, ni m'as-tu vu, ni célèbre. Ajouté à cela que je suis discret, du genre à marcher tête baissée et me détourner des regards... Pas vraiment celui qui s'impose et qui impose.
Alors le respect, on ne me le donne que trop rarement. C'est à moi d'aller le chercher et de faire en sorte de le conserver. Rien que pour être l'égal de n'importe qui au regard de la plupart des gens, je dois déjà engager des efforts que d'autres n'ont pas à faire. Je me fatigue à courir derrière le respect et quand je l'obtient, je m'use pour le conserver. Voir les choses différemment, c'est aussi devoir se battre plus que les autres et sans possibilité de se relâcher au risque de détruire tout ce qui a été construit souvent laborieusement. Si les gens vous donnent du respect lentement, en revanche, ils le reprennent extrêmement vite. Il faut faire ci, ne pas faire ça, être ainsi et pas autrement... Pour "gagner le respect" des autres. Foutu conformisme.
Mais dans ces conditions, à la course au respect, il y a des perdants avant même le départ, avant même qu'ils n'aient eu la chance de gagner quoi que ce soit. Qui n'est pas "normal" est exclu de cette course. Qui n'a pas un avantage socialement reconnu devra courir plus longtemps pour obtenir un très hypothétique résultat. Une société où le respect se gagne est une société qui discrimine, qui handicape, qui détruit et qui exclue. Le respect n'est pas une récompense, c'est un dû ! C'est un devoir ! A l'origine, nous le méritons tous sans avoir à le gagner, sans avoir à prouver quoi que ce soit. En revanche, qu'on puisse le perdre, par nos mauvaises actions, est envisageable car si nous le méritons tous dès le départ, il nous appartient de se comporter comme il se doit pour le conserver.
Et pourtant, contre mes convictions, j'apprends à mes enfants qu'ils devront se battre continuellement pour gagner le respect des autres. Je préférerais, de loin, leur transmettre mes valeurs mais ce serait les envoyer droit dans le mur, les laisser vulnérables face à l'absurdité générale qui les écraserait sans compassion. C'est ainsi que la société fonctionne, le respect se mérite, il faut aller le chercher. Pas simple de leur faire comprendre qu'ils doivent toujours respecter les autres mais qu'eux devront gagner le respect de ces mêmes autres... Je sens gros comme une maison la question : "Mais papa, c'est pas juste, pourquoi moi je dois respecter tout de suite les gens alors qu'ils ne le font pas ?" Et je n'ai pas de réponse toute prête. L'absurde ne s'explique pas.
Gamin, je l'ai moi même constaté et vécu. J'accompagnais mon père à la boulangerie. Et comme il me l'a toujours appris, quand je suis entré, j'ai dit "Bonjour". Personne n'a répondu. Je n'ai pas compris. Quand nous sommes sortis, j'ai dit : "Papa, à quoi ça sert de dire bonjour ? Les gens, ils n'ont pas dit bonjour tout à l'heure...". J'ai toujours cette habitude et rares sont les gens qui répondent. Je ne connais pas ces gens, je ne sais pas qui ils sont, je ne les ai jamais vu mais le respect que j'ai d'office pour eux m'impose de dire bonjour. Mais eux, rien à faire... Pas de respect. Quelle tristesse de savoir que mes enfants vont le découvrir à leur tour... Peut-être le savent-ils déjà.
Et finalement, dans tout ça, il y a quelque chose de drôle parce que, paradoxalement, les personnes pour lesquelles j'ai du respect immédiatement, sans réciprocité, le perdent quand j'ai fini par gagner le leur.
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